Shéhérazade de Jean-Bernard Marlin - Critique du film par Critikat

Un jour, celui de sa sortie de prison, Zach rencontre Shéhérazade. Il l’avait connue à l’école et la retrouve dans une rue de Marseille, où ses amis l’ont emmené pour lui offrir un quart d’heure avec une prostituée. En s’attachant à la relation qui se développe entre eux, Shéhérazade fait d’abord le portrait d’êtres passés très vite de l’enfance à l’âge adulte. Dylan Robert et Kenza Fortas semblent trop jeunes pour avoir déjà tant vécu, mais lorsque leurs personnages montrent les crocs, on le voit : ils sont déjà bien affûtés. Si Jean-Bernard Marlin arrive à rendre cet entre-deux très particulier, c’est parce qu’il a su trouver les bons interprètes, mais aussi et surtout grâce à un travail collaboratif que l’on devine poussé afin qu’ils puissent s’approprier le récit, le faire exister avec leurs mots. Le film témoigne d’un projet, digne d’un Kechiche, de restitution d’une langue orale dialectale, au risque de perdre parfois le spectateur.

En jouant sur une combinaison de vécu et de fiction, le réalisateur trouve un équilibre joliment bancal. Dylan Robert exprime magnifiquement une spontanéité égale dans la brutalité et dans la vulnérabilité. Lorsqu’il sort de prison et ne voit pas sa mère, Zach montre une déception presque sans fard, transparente. Quelques heures plus tard, c’est avec la même candeur qu’il déclarera à Shéhérazade : « J’respecte les femmes, mais j’respecte pas les putes. » D’emblée, il apparaît comme un garçon attachant, encore innocent et malléable, en même temps qu’il semble reproduire la violence qui l’entoure.

La singularité du film tient à ce que l’ambivalence qui s’y exprime se couple à une sécheresse narrative qui va à l’encontre d’une romantisation des milieux interlopes. La dureté extrême de ce qui se joue, des rapports entre les êtres, est abordée de façon frontale, sans fausse pudeur mais, pour autant, le film ne se fait jamais complaisant et reste avant tout porté par une empathie totale pour ses personnages. Il parvient à rester sur cette ligne très ténue, évitant à la fois angélisme et sensationnalisme, alors que nous plongeons dans la vie d’un groupe de prostituées travaillant dans la rue, dont Zach devient progressivement le souteneur.

À l’ambivalence des personnages fait écho une oscillation entre deux régimes formels : d’une part celui, attendu, de la caméra portée, bougeant avec les corps et s’en approchant au plus près ; de l’autre, une approche beaucoup plus distanciée, s’exprimant par des plans larges obliques ou de lents mouvements de zoom, qui interrompt soudain le cours de l’action et évoque ce réseau de forces invisibles par lesquelles Zach et Shéhérazade sont traversés, transpercés. De même, le rapport quasi-documentaire à la langue et aux lieux n’est pas mis au service d’une banale critique sociale. Si le réalisateur insiste parfois lourdement sur le contexte dont Zach est issu – pauvreté, chômage, trafic de drogue –, sans toujours éviter les clichés, l’enjeu de son récit net, épuré, n’est pas tant le caractère inéluctable du destin d’un enfant des cités que ce qui peut faire dévier un individu de la trajectoire qui semblait lui être assignée. Le grain de sable dans cet engrenage de peur et de violence sera ici l’amour.

Mais c’est alors que la question se précise encore : si un jeune homme peut tomber amoureux d’une femme qu’il ne devait pas aimer (puisque ce n’est « qu’une pute »), saura-t-il pour autant (se) l’avouer ? La réponse que propose le film est à la fois optimiste et étonnamment peu romantique. C’est encore une fois une question de langage : entre les raccourcis qui peuplent celui de la rue et la froideur clinique qui fonde celui de la justice, souvent mal ajustés au réel, les personnages du film auront par moments su trouver une troisième voie, permettant à une vérité intime de s’exprimer plus justement.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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